Ouverture des tribunaux de l’Ontario 2020

OUVERTURE DES TRIBUNAUX 2020
L’honorable George R. Strathy
Juge en chef de l’Ontario
Le mardi 22 septembre 2020

Bonjour et bienvenue. Je suis George Strathy. En tant que juge en chef de l’Ontario, j’ai l’honneur de vous accueillir à cette cérémonie annuelle d’ouverture des tribunaux. Je partage la tribune avec l’honorable Geoffrey Morawetz, juge en chef de la Cour supérieure de justice, et l’honorable Lise Maisonneuve, juge en chef de la Cour de justice de l’Ontario.

Nous avons avec nous en ligne :

l’honorable Doug Downey, procureur général de l’Ontario,

Anne Turley, avocate générale principale de la Direction du Contentieux, qui représente l’honorable David Lametti, ministre de la Justice et procureur général du Canada,

et Teresa Donnelly, trésorière du Barreau de l’Ontario,

qui feront quelques observations.

En souhaitant la bienvenue à la trésorière, nous reconnaissons les bons et loyaux services de son prédécesseur, Malcolm Mercer, dont le mandat s’est terminé plus tôt cette année.

Et en souhaitant la bienvenue au procureur général de l’Ontario, nous reconnaissons le soutien du personnel de son ministère, dont l’ancien sous-procureur général Paul Boniferro, son successeur David Corbett, la sous-procureure générale adjointe par intérim pour les services aux tribunaux Beverly Leonard, la directrice générale du Secrétariat de la reprise Samantha Poisson, et l’ancienne sous-procureure générale adjointe Sheila Bristo, qui a décidé d’assumer d’autres responsabilités cette année. Nous sommes extrêmement reconnaissants envers cette équipe pour ses efforts, surtout ces derniers mois.

Cette cérémonie d’ouverture des tribunaux est inhabituelle. D’ordinaire, elle se déroule dans une des plus vastes salles d’audience de la province. La cérémonie est ouverte par notre greffier, qui commence par faire un rappel à l’ordre formel, et nous sommes entourés de collègues juges, tous en toge. Se joignent à nous des avocats, des agents de la paix, des fonctionnaires et des membres du public, tous tassés sur des bancs comme des sardines, et il ne reste que des places debout dans les rangés du fond.

De toute évidence, cela ne peut pas se dérouler ainsi aujourd’hui.

Aujourd’hui, les trois juges en chef de l’Ontario sont ensemble, séparés par des cloisons de plexiglass dans une salle d’audience presque vide.

Parmi ceux qui seraient normalement assis avec nous, on compte les juges en chef adjoints de nos cours respectives. Je tiens à souligner la participation de l’ancienne juge en chef adjointe de l’Ontario, Alexandra Hoy, qui a quitté ses fonctions en juin et a opté pour le statut de juge surnuméraire. Je lui suis grandement reconnaissant pour sa contribution aux travaux de la Cour d’appel pendant cette période, ainsi que de sa constance et de sa fermeté dans son leadership et ses conseils, dont le besoin ne s’est jamais fait sentir autant que durant les six derniers mois.

Je souhaite à celle qui lui succède, la juge en chef adjointe de l’Ontario Michal Fairburn, la bienvenue à sa première cérémonie d’ouverture des tribunaux. Je souligne également la participation du juge en chef adjoint de la Cour supérieure Frank Marrocco, qui quittera sa charge cette année, et du juge en chef adjoint de la Cour de justice de l’Ontario Peter DeFreitas, dont le mandat se termine en 2021. Nous sommes reconnaissants envers ces leaders inspirés du pouvoir judiciaire pour leur bons et loyaux services. Je souligne également l’apport de la juge en chef adjointe de la Cour de justice de l’Ontario Sharon Nicklas.

Normalement, les dirigeants des ordres professionnels de juristes de la province seraient assis à une place d’honneur à l’avant. Aujourd’hui, bon nombre d’entre eux se joignent à nous en ligne. Mes collègues et moi souhaitons souligner leur contribution extraordinaire et celle des membres de leurs ordres au maintien des activités du système judiciaire en cette période de crise. Ils ont généreusement transmis leurs connaissances et leur savoir-faire aux tribunaux, offert de l’assistance technique pour la tenue d’audiences virtuelles, élaboré des documents sur les pratiques exemplaires, éduqué les membres de leurs ordres professionnels et donné un son de cloche opportun qui a rendu les consultations productives. Mais surtout, ils ont soutenu les membres de leurs ordres qui continuent de servir le public en ces temps difficiles. Nous soulignons l’apport de:

[Le juge en chef nomme les présidents et les représentants des ordres professionnels de juristes qui sont présents en ligne.]

À cette occasion, mes collègues et moi dressons habituellement l’état des lieux du pouvoir judiciaire et de nos tribunaux respectifs. En cette année particulière, mon allocution sur le travail de la Cour d’appel de l’Ontario sera affichée sur le site Internet de cette cour à la fin de cette semaine. Mes observations d’aujourd’hui porteront surtout sur les difficultés que nous vivons de nos jours, dans notre société et dans le système judiciaire.

Nous sommes à un tournant dans l’histoire mondiale. Ces six derniers mois ont mis en relief la fragilité de notre existence même. Notre cohésion sociale a été perturbée par un ennemi invisible qui nous a isolés des relations qui donnent un sens à nos vies. Notre économie a été recentrée grâce à l’investissement de ressources publiques colossales qui ont servi à soutenir notre population. Les fondements de notre société ont été ébranlés comme jamais ils ne l’ont été durant la majeure partie de notre vie.

Dans le monde entier, le coronavirus a fait près d’un million de morts et plus de 30 millions de malades.

Les répercussions de ce virus se sont fait sentir en majeure partie dans les régions déjà ravagées par la pauvreté et les inégalités, mais aussi, de manière disproportionnée, chez notre voisin du Sud, dont on dit qu’il est le pays le plus riche et le plus puissant du monde. Dans la mesure où le Canada s’en est mieux tiré, cela témoigne de la relative force de nos institutions, de nos leaders et de notre population pendant toute la durée de la pandémie.

Mais le coronavirus a également exposé les injustices et les inégalités dans les sociétés occidentales, y compris la nôtre. Dans notre province, les plus vulnérables, c’est-à-dire les résidents des établissements de soins de longue durée, les ouvriers agricoles migrants et les personnes sans domicile fixe, ont été touchés de manière disproportionnée. Les groupes déjà marginalisés ou racialisés et les ménages ayant de faibles revenus comptent aussi parmi les plus durement touchés.

En même temps que la pandémie, l’existence et la persistance du racisme anti-Noir ont été mis à nu. Un mouvement de protestation planétaire, déclenché par des événements survenus aux états-Unis, mais qui en rappellent d’autres survenus au Canada, a poussé de nombreux Canadiens à poser des questions difficiles sur le racisme dans notre pays et en a poussé d’autres, tout aussi nombreux, à exiger des réponses.

Les populations qui ont toujours été marginalisées et vulnérables au Canada se demandent si notre société, nos gouvernements et notre système de justice peuvent vraiment tenir leur promesse d’équité et de justice envers tous les peuples. Ou si c’est souvent, simplement, une promesse de justice, d’équité et de prospérité pour ceux qui sont privilégiés par leur race, leur couleur ou leur condition socio-économique.

Nous sommes bel et bien à un tournant dans l’histoire mondiale. Quel virage allons-nous prendre ? Lorsqu’il s’agit de saisir de telles occasions, notre bilan est loin d’être parfait. Après la Seconde Guerre mondiale, il y a 75 ans, on a fondé l’Organisation des Nations Unies dans le but d’éliminer le fléau de la guerre et d’affirmer les droits de la personne pour tous. Et pourtant, il y a eu ensuite une série qui semble interminable de conflits mondiaux, voire de génocides. Le nombre de personnes qui ont fui les violences l’an dernier a été supérieur à ce qu’il a jamais été depuis la Seconde Guerre mondiale.

Je suis devenu majeur dans les années soixante, soixante-dix. Comme beaucoup de gens de ma génération, j’ai été profondément marqué par l’assassinat de Martin Luther King Junior, de John F. Kennedy et de Malcolm X. Les décennies de lutte en faveur des droits civils ont inspiré ma génération. Cela aussi ressemblait à un tournant. Mais malgré certains succès de ces mouvements, nous n’avons toujours pas entièrement reconnu les effets historiques de l’esclavage et du colonialisme, nous n’en avons pas tenu compte et nous n’avons pas vraiment redressé ces torts, ni les siècles de racisme et de discrimination qui ont suivi.

Au Canada, la promesse d’une « société juste », faite il y a cinquante ans, n’a pas encore été tenue, surtout envers bon nombre d’Autochtones, les Noirs ou de personnes racialisées, et envers les personnes sans domicile fixe et les pauvres. Pouvons-nous vraiment dire que nous avons adhéré à la réconciliation avec nos peuples autochtones ? Ou que nous avons fait tout ce que nous pouvions pour réparer les conséquences de la discrimination, de l’isolement et des violences que les peuples autochtones, les Noirs et les groupes racialisés ont subis ? Ou que les Noirs, les Autochtones et les personnes racialisées sont respectés et, ce qui est tout aussi important, se perçoivent comme des membres à part entière respectés de notre société ? L’horrible pandémie mondiale actuelle va-t-elle nous enseigner quelque chose sur l’universalité de la souffrance humaine, sur l’humanité et la dignité de tous les peuples et sur ce que signifie cohabiter tous ensemble sur la même planète ?

Comme la plupart des tournants de l’Histoire, celui où nous sommes nous donne la possibilité de bâtir un monde meilleur. Certains ont dit que si nous consacrions à la lutte contre les « virus » du racisme systémique et de l’inégalité économique l’énergie et les ressources que nous consacrons à la lutte contre la COVID, nous pourrions en effet bâtir un monde meilleur. Mais de l’autre côté du tournant se profile un déclin vers un monde effrayant et dangereux.

J’ai l’intime conviction que les valeurs fondamentales et l’humanité des Canadiens peuvent nous mener sur la bonne voie. J’ai également la conviction que, dans notre cheminement sur cette voie, le pouvoir judiciaire va contribuer de manière vitale à protéger les droits et libertés de tous les Canadiens, à défendre la primauté du droit et, ce faisant, à reconnaître la dignité inhérente à tout être humain et le droit inhérent à tout membre de notre société de s’épanouir, libre des chaînes invisibles de l’inégalité et des préjugés.

Mais nous n’avancerons pas loin dans cette voie sans système judiciaire fort et dynamique.

La COVID a fait ressortir certaines failles de la base de notre système judiciaire. Certaines peuvent être réparées grâce à des efforts financiers suffisants en faveur des technologies et d’autres ressources qui permettraient aux tribunaux d’améliorer leur efficience et de servir le public avec une efficacité accrue.

Mais il faudra plus — beaucoup plus — pour ériger un meilleur système de justice, que seulement des ordinateurs et des écrans en plus grand nombre. Je suis d’avis que nous devons repenser radicalement les mécanismes qui nous servent à rendre la justice. Nous devons examiner la manière dont nous rendons la justice en matière criminelle, en droit de la famille et en matière civile, et nous demander s’il y a une manière plus juste, plus rentable et plus efficiente de faire les choses à chaque étape d’une instance. Ce mécanisme doit être équitable, respecter et promouvoir les droits et libertés inscrits dans la Charte et permettre de rendre la justice sans retards exagérés.

Pour qu’il y ait justice et pour qu’il n’y ait pas de retards exagérés, surtout, mais pas seulement, lorsque l’état est partie à une instance, les deux parties doivent être représentées par un avocat compétent. Cela en dit long sur l’urgente nécessité de déployer de nouveaux efforts financiers en faveur de l’aide juridique, notamment en faveur des avocats de service, des cliniques juridiques et des services pro bono. Les économies qu’on pense faire en réduisant ces services essentiels sont, très franchement, de fausses économies. Lorsqu’une partie à une cause n’a ni avocat ni soutien, le système de justice paralyse, de précieuses ressources sont épuisées, et le règlement d’autres instances est retardé. Mais surtout, les membres les plus vulnérables de notre société, ceux que notre système de justice prétend protéger, sont victimes une deuxième fois parce qu’ils se battent à armes inégales.

Il faut des mesures audacieuses. Mais je vois des raisons d’être optimiste.

Je vois une soif de repenser nos façons de faire qui m’encourage.

Je suis optimiste en ce qui touche les progrès dans la modernisation du fonctionnement des tribunaux. Le travail des six derniers mois montre ce que nous sommes capables de faire lorsque nous considérons notre système judiciaire comme une priorité. Avec la coopération des avocats, des magistrats et du ministère du Procureur général, tous les tribunaux de l’Ontario ont commencé à accepter des documents électroniques et à entendre de nombreuses affaires par vidéoconférence. Nous réclamons ces ressources depuis longtemps mais, pendant des décennies, nous avons eu de la difficulté à les avoir.

Je suis optimiste en ce qui touche notre jeunesse et nos établissements d’enseignement. On a beau entretenir des mythes sur les milléniaux, les jeunes d’aujourd’hui sont plus fûtés, ont une plus grande conscience sociale et sont plus mobilisés que les autres générations. Au moment où nous nous parlons, l’université Ryerson inaugure sa faculté de droit. Au cœur de sa mission se trouve une détermination à intégrer le droit avec les technologies et à intégrer l’équité, la diversité et l’inclusion dans tous les aspects de l’enseignement du droit. L’été dernier, plusieurs collègues et moi avons participé à la conférence inaugurale de cette nouvelle faculté de droit, qui portait sur l’équité et l’exercice du droit. Ces thèmes avaient été proposés par le comité de la diversité chez les avocats et dans la magistrature de la Cour d’appel. Le désir d’intégrer ces thèmes dans le programme d’études était évident.

Et je suis optimiste en ce qui touche l’existence d’une nouvelle ouverture à la réforme du droit. On reconnaît de plus en plus que nous devons, en tant que société, réviser notre définition du « crime » et nous demander s’il ne faudrait pas plutôt considérer certaines infractions pénales comme des questions de santé et les régler par des moyens thérapeutiques. Ces derniers mois, le nombre de décès causés par la consommation d’opioïdes a monté en flèche, au point où l’Association canadienne des chefs de police et de nombreux hygiénistes en chef du Canada ont laissé entendre qu’après un siècle de prohibition des stupéfiants, nous devrions cesser de traiter la consommation et la possession simple de stupéfiants comme des infractions pénales et les considérer comme des problèmes de santé publique. Il faut chercher à savoir si ces problèmes et d’autres problèmes sociaux pourraient être mieux résolus de manière extrajudiciaire.

Face à ces défis, deux grands leaders m’inspirent : le juge en chef Morawetz et la juge en chef Maisonneuve, assis à mes côtés. Soutenus par le ministère du Procureur général, nous avons œuvré ensemble comme jamais auparavant à reconfigurer le système de justice en réponse à la crise actuelle. Je pense que nous avons jeté les bases de la construction d’un système judiciaire plus juste, plus équitable et plus viable.

Je vous remercie de votre attention.

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