Ouverture des tribunaux de l’Ontario 2021

OUVERTURE DES TRIBUNAUX 2021
L’honorable George R. Strathy
Juge en chef de l’Ontario
Le mardi 14 septembre 2021

Introduction – La crise d’octobre

Aujourd’hui, je me propose de vous faire part de quelques réflexions au sujet de notre système de justice et de la place qu’il occupe parmi les autres institutions. Ces remarques ne constituent pas un examen détaillé des activités de la Cour d’appel au cours de la dernière année. Néanmoins, il serait regrettable que je ne reconnaisse pas d’emblée le travail extraordinaire des juges et du personnel de la Cour d’appel, qui ont tous travaillé avec acharnement pour préserver et transformer les activités de la Cour au cours de l’année écoulée, dans des circonstances des plus difficiles. Je vous donnerai plus de détails à ce sujet dans un complément écrit à ces remarques qui sera affiché sur le site Web de la Cour d’appel.

Permettez-moi à présent de vous livrer une réflexion personnelle.

Cinquante années me séparent aujourd’hui de mon entrée dans le monde juridique. C’est en septembre 1971, en effet, que je me suis inscrit à la faculté de droit de l’Université de Toronto.

Notre pays traversait alors une période de turbulences. Un an plus tôt, au cours de la « crise d’octobre », le gouvernement du Canada avait promulgué la Loi sur les mesures de guerre en réponse à l’enlèvement d’un diplomate britannique et du vice-premier ministre du Québec. Pour la première fois en temps de paix, les libertés civiles fondamentales ont été bafouées, le droit d’habeas corpus a été suspendu, la possibilité de perquisitionner sans mandat a été autorisée et les autorités chargées de l’application de la loi ont pu retenir en détention des citoyens sans aucune accusation. Cette période a été marquée par de vives inquiétudes et un débat public animé, au cours de laquelle de fortes réactions ont été exprimées, tant en faveur qu’en défaveur des mesures prises par le gouvernement. Une sorte de séisme social semblait s’être produit. Encore aujourd’hui, le souvenir douloureux de cette époque turbulente reste fortement ancré dans ma mémoire et influence ma vision du droit et du monde.

Aujourd’hui

Et voici qu’un demi-siècle plus tard, nous nous efforçons de sortir des décombres d’un nouveau séisme social, qui a pris des allures de cataclysme. Car c’est un séisme mondial. Je ne retrouve pas, lorsque je fais appel à mes souvenirs, une période au cours de laquelle nous ayons éprouvé une telle vulnérabilité, et une telle anxiété, quant à ce que l’avenir réserve pour nous-mêmes, nos enfants et leurs enfants, et aux collectivités dont nous faisons partie.

Pourtant, comme nous l’avons fait il y a 50 ans, et comme nos ancêtres l’ont fait dans les années 1920, 1930 et 1940, après deux guerres mondiales et une récession mondiale, il semble que nous reprenions lentement et prudemment le chemin de la reconstruction et du retour à la normale, ou plutôt de ce qui semble être désormais une « nouvelle normalité. »

Malheureusement, la voie pour sortir d’une crise suit rarement une ligne droite. Comme vous le savez, nous entrons dans un automne incertain. La décision de tenir cette cérémonie virtuellement pour la deuxième année consécutive obéit au principe de vigilance. Pour ce qui est des aspects positifs, notre expérience de la technologie à distance a rendu la cérémonie d’ouverture des tribunaux plus accessible que jamais, pour le barreau et pour le public.

À cette occasion, l’année dernière, j’ai exprimé mon optimisme quant au fait que cette crise nous rendrait plus forts. Je reste optimiste aujourd’hui. Certes, nous sommes entrés dans une quatrième vague et le chemin qui s’ouvre devant nous est incertain, mais nous continuons à progresser, forts des nombreuses leçons que nous avons tirées, et des enseignements qui nous ont permis de modifier certains de nos actes, au cours des deux dernières années.

La confiance dans les institutions publiques est la clé de notre réussite

L’année dernière, j’ai déclaré que si nous avions réussi à surmonter cette terrible pandémie aussi bien que nous l’avons fait, c’était grâce à la force de nos institutions publiques. Ces institutions publiques constituent le fondement de la force et de la cohésion de notre société.

Ces institutions ont été essentielles pour traverser la crise sanitaire en toute sécurité. Elles joueront un rôle déterminant dans notre reprise.

Grâce à la confiance des Canadiens dans nos institutions publiques, notre pays continue de jouir d’une position relativement enviable dans le monde.

L’année écoulée

En dépit d’une certaine réticence et des inquiétudes persistantes de certains, la plupart des Canadiens reconnaissent que les nouveaux vaccins sont essentiels à notre reprise. Aujourd’hui, nos taux de vaccination sont parmi les plus élevés au monde, preuve de la qualité des conseils de nos communautés médicales, scientifiques et universitaires, et de la confiance justifiée que nous leur accordons. Nous pouvons rouspéter et maugréer, mais les Canadiens, dans l’ensemble, ont accepté individuellement les mesures nécessaires pour protéger la collectivité : le port du masque, les tests, la distanciation sociale et la nécessité de se faire vacciner. Nous agissons ainsi en raison de la force de nos institutions publiques et de la confiance que nous leur accordons.

Nos institutions publiques

Nos institutions publiques et les personnes qui y travaillent ont été mises à rude épreuve et fort sollicitées pendant la pandémie. Mais le système de soins de santé continue de nous soutenir, les communautés scientifiques et universitaires continuent de nous fournir les informations dont nous avons besoin pour rester en sécurité, le système d’éducation publique, malgré les énormes défis qu’il a dû relever l’année dernière, continue de dispenser un enseignement à nos enfants, et l’institution que nous célébrons aujourd’hui, le système de justice et ceux qui y travaillent, continue de rendre une justice équitable, ouverte et impartiale, et ce, sans interruption notable, depuis le début de la pandémie.

Nos tribunaux

Je trouve particulièrement encourageante la capacité du système de justice à innover et à réinventer ses pratiques et ses procédures pour faire en sorte que justice soit rendue, et perçue comme telle, en ces temps difficiles.

Avant l’arrivée du coronavirus, nos tribunaux fonctionnaient de la même manière depuis des générations. Au cours de mon expérience de cinquante années en tant qu’observateur du droit, j’ai souvent été frappé par le fait que le droit évoluait bien plus rapidement que la pratique des avocats, les décisions des juges et le fonctionnement des tribunaux. Au fil des ans, je me suis souvent joint à d’autres pour déplorer la lenteur du recours à la technologie dans le système de justice. Si mon défunt grand-père s’était promené dans une salle d’audience du XXIe siècle à son retour de la Première Guerre mondiale, il se serait senti comme chez lui. Des piles et des piles et des piles de papier. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.  En l’espace de dix-huit mois, nos tribunaux ont réussi à se libérer d’une époque poussiéreuse et brumeuse, celle du XIXe et du XXe siècle, pour entrer dans un monde de comparutions à distance, de dossiers numériques et d’archivage électronique. Des changements qui avaient été souhaités sans être menés à bien pendant longtemps.

Beaucoup peut être accompli – et beaucoup a été accompli – lorsque le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif travaillent de concert, dans le respect de leurs rôles respectifs, mais avec l’objectif commun de soutenir et d’améliorer une institution publique importante. Des initiatives de modernisation, longtemps négligées, ont été mises en œuvre avec succès en quelques mois, à cause de la pandémie et grâce à des efforts de collaboration sans précédent de la magistrature, du barreau et du ministère du Procureur général.

La confiance du public dans les tribunaux, encouragée par le soutien de la profession juridique, nous a permis de mener à bien des innovations globales dans les processus et protocoles traditionnels et de faire accepter ces changements par ceux qui se présentent dans nos salles d’audience, que ce soit à distance ou en personne.

Cette modernisation a été rapide. Dans les mois et les années à venir, nous devrons évaluer ce que nous avons fait et continuer à investir dans la technologie afin de nous assurer que nous disposons des meilleurs outils et du meilleur soutien pour offrir un accès efficace et effectif à la justice. Nous devrons également veiller à ce que nos tribunaux restent accessibles à tous, non seulement à ceux qui sont munis d’ordinateurs portables, de téléphones cellulaires et de l’Internet à haut débit, mais aussi aux plus vulnérables d’entre nous, qui n’ont peut-être pas ces outils ou les capacités de les utiliser.

Enfin, rappelons un des enseignements tirés de la pandémie : si presque tous les types d’audience peuvent se dérouler à distance, de nombreuses affaires sont mieux traitées en personne. Bien que l’on puisse économiser du temps et des ressources en traitant à distance de nombreuses affaires courantes et questions de procédure, de nombreuses affaires de fond continueront à bénéficier d’audiences en personne. À mesure que nous avançons dans le temps, nous continuerons à reconnaître que la technologie peut apporter efficacité, économies et commodité, favorisant ainsi l’accès à la justice sans compromettre la juste détermination des procédures sur le fond.

Nous avons appris beaucoup de choses. Grâce à une immense bonne volonté, à l’engagement, au dialogue constructif et à la coopération avec le barreau et le ministère du Procureur général, nous avons appris que le système de justice peut changer. Nous pouvons le moderniser. Nous pouvons continuer à rendre la justice en cette période de défis sans précédent. Notre système est résilient et capable de s’adapter.

La primauté du droit

Revenons au thème de la confiance du public dans les institutions de notre société démocratique.

De la même façon que nous sommes restés prudents et vigilants en matière de santé publique dans notre société, nous devons rester vigilants quant à la sauvegarde des institutions de notre démocratie.

Nos ancêtres nous ont légué le système de gouvernement parlementaire et ce que l’on appelle la primauté du droit. Au fil du temps, la primauté du droit, la common law dans les provinces anglophones et le droit civil au Québec, nous a été profitable. La primauté du droit repose sur les habitudes, les traditions et les coutumes de notre collectivité. Et l’habitude d’obéir à la loi, la psychologie de l’obéissance, est renforcée lorsque la loi est en étroite relation avec la collectivité qu’elle sert.

Alors pourquoi obéissons-nous à la loi? Lord Sumption, dans sa brillante série des Conférences Reith, a répondu à cette question de la manière suivante :

[TRADUCTION] « La peur de la sanction n’est qu’une partie de la réponse et ne constitue même pas la partie principale. Fondamentalement, nous obéissons à l’État parce que nous reconnaissons sa légitimité. La légitimité est un concept vital mais insaisissable dans les affaires humaines… La légitimité est moins importante que la loi, mais plus importante que l’opinion. C’est un instinct collectif selon lequel nous nous devons d’accepter l’autorité de nos institutions, même lorsque nous n’aimons pas ce qu’elles font… Elle dépend d’un sentiment tacite selon lequel nous sommes tous dans le même bateau. »

Nous devons et devrions reconnaître et respecter nos points de vue et opinions uniques et accueillir les désaccords civils et les controverses. La simple reconnaissance de ces différences renforce en fin de compte le sentiment d’appartenance à la collectivité et le sentiment que nous sommes tous dans le même bateau. Ce sentiment est le fondement de la légitimité de nos institutions publiques.

La confiance du public

La confiance du public dans les tribunaux est ancrée, en partie, dans les principes de l’indépendance judiciaire. C’est elle qui garantit que nos différends et nos litiges seront entendus et tranchés équitablement par des juges impartiaux. La pandémie, avec les innombrables changements qu’elle a rapidement induits dans le système de justice, a mis en évidence la nécessité de respecter un équilibre permanent entre le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif et les justiciables eux-mêmes, chacun disposant de sa propre indépendance, mais dans le respect mutuel des rôles distincts respectifs. Tout en collaborant dans un esprit de collégialité, les tribunaux ont également veillé à ce que leur indépendance ne soit pas compromise par l’urgence créée par la pandémie.

La confiance du public est également fragile. Elle s’érodera si les responsables de l’administration de la justice ne comprennent pas et ne respectent pas tous ceux que nous devons servir. La confiance du public dans le pouvoir judiciaire en tant qu’institution, et la confiance du public dans l’administration de la justice, sont minées lorsque certains des membres les plus vulnérables de la société croient en leur for intérieur que le système est hors de leur portée, qu’il ne tient pas compte de leurs préoccupations, qu’il demande trop de temps ou qu’il est trop coûteux et peu pratique pour répondre à leurs besoins.

Le coronavirus a jeté une lumière vive et critique sur les vulnérabilités de notre société, amplifiant les inégalités préexistantes. Les personnes déjà en difficulté et marginalisées – les sans-abri, les pauvres, les membres des communautés racialisées – ont subi et continuent de subir les plus grandes pertes et épreuves.

Ces derniers mois ont également été marqués par des manifestations brutales de racisme au Canada. Nous déplorons la mort de milliers d’enfants autochtones, dont les tombes non marquées ont été découvertes récemment, et l’héritage des pensionnats canadiens. Parallèlement à ces tragédies, il est choquant de constater que les crimes haineux sont en hausse dans tout le pays et qu’ils visent, entre autres, les communautés musulmane, asiatique et juive.

La confiance dans les institutions publiques du Canada, notamment le système de justice, dépend de notre engagement à reconnaître et à corriger les injustices historiques et actuelles qui nous divisent et nous affaiblissent tous. Sans cet engagement, nos institutions perdraient leur crédibilité et, avec elle, la confiance dans leur capacité à soutenir toutes nos communautés.

Une vigilance constante doit être maintenue à l’avenir. En cette période de bouleversement social, de séisme social, les membres du public souhaitent et doivent savoir que les institutions auxquelles ils font confiance sont responsables et accessibles dans l’exercice de leurs fonctions, et qu’elles servent le public avec intégrité et efficacité. Ils doivent également savoir que leurs préoccupations sont prises en considération, que leurs voix sont entendues et que leurs opinions sont respectées. Je ne me prononcerai pas sur la question de savoir si les mesures sévères utilisées pendant la crise d’octobre de ma jeunesse étaient nécessaires dans les circonstances. Je peux cependant dire qu’elles m’ont marqué tout au long de ma vie, et je me suis toujours dit que de telles mesures resteraient toujours moins efficaces que la longue et difficile marche vers le maintien de la confiance et de la légitimité.

Pour pérenniser nos réussites, nous devons poursuivre nos collaborations et conserver la confiance du public afin d’apporter des changements positifs et significatifs.

Les leçons que nous avons tirées, et les enseignements qui nous ont permis de modifier certaines de nos actions, pendant la pandémie, nous fournissent un cadre solide et réaliste pour aller de l’avant. Grâce à notre travail commun, à notre collaboration et à notre coopération, nous avons traversé une période comme nous n’en avions jamais connue de notre vivant. Nous avons accompli des choses remarquables. Nous savons ce que nous devons faire. Il ne tient qu’à nous d’y parvenir, et je suis certain que nous y parviendrons.

Je remercie le juge en chef Morawetz et la juge en chef Maisonneuve pour leur leadership éclairé tout au long de notre collaboration à la reconfiguration du système de justice. Je remercie également le ministre Downey, le sous-procureur général Corbett, ses collègues et les membres du personnel du ministère qui ont travaillé en étroite collaboration avec nous au cours des dix-huit derniers mois. Je crois que nous avons établi une base solide pour la construction d’un système de justice plus juste, équitable et durable.

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